L’accouplement multiple, défini comme une femelle copulant avec plus d’un mâle au cours d’un seul événement reproductif, est un phénomène courant chez les animaux (Birkhead, 2000 ; Jennions & Petrie, 2000), et notamment chez les oiseaux (Brouwer & Griffith, 2019). La fréquence des accouplements multiples varie considérablement entre les espèces et les populations (Petrie & Kempenaers, 1998) et une hypothèse intrigante est que cette variation est liée à des contraintes dans le choix d’accouplement des femelles. Les femelles peuvent augmenter la probabilité que leurs œufs se transforment en une progéniture qui survit et se développe en étant sélectives, c’est-à-dire en choisissant un mâle de haute qualité ou possédant des ressources de haute qualité (Andersson, 1994). Cependant, chez les espèces socialement monogames avec soins biparentaux, dont la plupart des oiseaux, le choix des femelles peut être sévèrement limité. Tout d’abord, les femelles sont en compétition pour l’accès aux mâles de la plus haute qualité et une fois accouplés, ces mâles ne sont plus disponibles. Dans ce cas, les femelles peuvent se reproduire avec un mâle disponible et s’engager dans des copulations extra-paires avec leur mâle préféré (Møller, 1992). Deuxièmement, les femelles peuvent être confrontées à des compromis entre le choix des avantages directs (qualité du territoire, qualité parentale du mâle) et les avantages indirects (qualité génétique ou compatibilité du mâle). Le mâle qui fournit les meilleurs avantages directs peut ne pas être le même que celui qui fournit le plus d’avantages indirects. Les femelles pourraient alors obtenir le meilleur des deux mondes en choisissant le premier comme partenaire social et le second comme partenaire extra-paire.

Suivant ce cadre général, nous pouvons faire des prédictions sur l’accouplement multiple dans d’autres systèmes d’accouplement. Dans les espèces de lekking, les mâles s’affichent pour attirer les femelles, mais ils ne défendent ni ne fournissent les ressources dont les femelles ont besoin pour une reproduction réussie, à l’exception du sperme, et ils ne forment aucun lien de paire (Höglund &Alatalo, 1995). Ainsi, chaque femelle devrait être libre de choisir son partenaire de copulation préféré. Si la paternité multiple est le résultat de femelles s’engageant dans des copulations extra-paires pour échapper aux contraintes liées au choix social du partenaire, alors la paternité multiple ne devrait pas se produire chez les espèces lécheuses. Or, non seulement elle existe, mais elle semble même relativement courante. La paternité multiple a été détectée chez toutes les espèces de lekking étudiées (N = 8), variant en fréquence entre 3,4% et 50% des couvées (Hess, Dunn, & Whittingham, 2012). Des accouplements multiples ont également été rapportés chez le paon lekking Pavo cristatus : 50% des paons marqués ont été observés s’accoupler plus d’une fois et parmi ceux-ci 78% ont copulé avec 2-5 mâles différents (Petrie, Hall, Halliday, Budgey, & Pierpoint, 1992).

Rivers et DuVal (2020) ont étudié la paternité multiple chez le manakin à queue de lance Chiroxiphia lanceolata, un animal en quête de sommeil. La plupart des femelles pondent deux œufs et chaque œuf peut être engendré par un mâle différent :chaque année, 7 % à 22 % des clutchs échantillonnés (Ntotal = 465) avaient deux géniteurs. L’étude de Rivers et DuVal est unique en ce qu’elle teste rigoureusement un ensemble d’hypothèses – décrites dans leur introduction et leur tableau 1 – pouvant expliquer ce phénomène. Ces tests sont possibles, grâce à 14 années de travail intense sur le terrain au cours desquelles des données sur le comportement, l’âge, le statut et l’expérience des mâles et des femelles ont été collectées et combinées à l’analyse de la filiation moléculaire.

L’une des hypothèses pose que les femelles préfèrent les mâles ayant un statut social élevé ou plus d’expérience et qu’elles seront donc moins enclines à copuler avec un autre mâle si elles se sont d’abord accouplées avec un tel mâle préféré. La paternité multiple se produirait alors si les femelles ont fait un choix non optimal au départ. L’étude semble soutenir cette idée, mais pour comprendre et discuter les résultats, nous devons examiner de plus près l’espèce étudiée.

Le manakin à queue de lance a un système d’accouplement unique : non seulement il forme un lek avec des sites de parade mâle étalés (d’où le terme de lek  » éclaté « ), mais la parade est généralement effectuée par deux mâles qui dansent ensemble sur un perchoir (DuVal, 2007a ; voir par exemple https://www.youtube.com/watch?v=6V9FZSDmR1U). Ces deux mâles, appelés alpha et bêta, ne sont pas parents et leur partenariat est tout sauf égalitaire : le mâle bêta engendre rarement une descendance (DuVal, 2007b).

Le merveilleux travail d’Emily DuVal sur ce système révélait déjà que les mâles plus expérimentés, c’est-à-dire ceux qui avaient le statut d’alpha depuis plus longtemps, engendraient un nombre disproportionné de toute la progéniture dans une saison de reproduction donnée (DuVal, 2012). Rivers et DuVal (2020) montrent maintenant que les mâles plus expérimentés ont également une probabilité plus faible de partager la paternité dans une ponte (figure 1).

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FIGURE 1
La proportion de deux pontes de manakins à queue de lance avec paternité multiple en fonction du statut du mâle (bêta ou alpha) et de son expérience (nombre d’années d’affichage comme alpha). Les mâles alpha et en particulier ceux qui ont plus d’expérience en tant qu’alpha ont une probabilité plus faible de partager la paternité avec un autre mâle dans la ponte d’une femelle. Les mâles ayant 6 à 10 ans d’expérience sont regroupés (6+). Les chiffres en haut indiquent le nombre de mâles et le nombre total de couvées de deux œufs dans lesquelles ils ont engendré au moins une progéniture pour chaque catégorie

Bien que l’étude montre de manière convaincante que les mâles de statut inférieur ou ayant moins d’expérience sont plus susceptibles de partager la paternité, il est moins clair comment interpréter ce résultat et ce qu’il faut en conclure. Le schéma présenté dans la figure 1 pourrait refléter des variations dans l’expérience des femmes. La paternité multiple pourrait être moins fréquente dans les couvées de femelles plus expérimentées, si ces dernières disposent de meilleures informations sur les mâles disponibles ou si elles sont plus à même d’obtenir des copulations de leurs mâles préférés. Cette explication peut être rejetée, car Rivers et DuVal montrent que la probabilité qu’une couvée ait deux géniteurs était indépendante de l’âge de la femelle.

Une autre explication possible des principaux résultats de l’étude est que les femelles copulent généralement avec plusieurs mâles, soit comme une assurance contre l’infertilité, soit parce que cela leur permet de sélectionner le meilleur géniteur par des processus post-copulatoires. Si les mâles de statut supérieur inséminent plus de sperme ou des spermatozoïdes plus compétitifs, la probabilité de paternité multiple devrait également être plus faible lorsque les femelles s’accouplent avec un tel mâle. Chez les espèces socialement monogames, les pères extra-paires sont généralement des mâles plus âgés (Cleasby & Nakagawa, 2012), et une étude sur les moineaux domestiques Passer domesticus suggère que cela est dû à des mécanismes post-copulatoires (Girndt, Chng, Burke, & Schroeder, 2018). Cependant, Rivers et DuVal rejettent cette hypothèse, car (a) seules quelques femelles ont été observées copulant avec plusieurs mâles (DuVal, Vanderbilt, & M’Gonigle, 2018) et (b) les mâles ont des spermatozoïdes petits et variables, une petite protubérance cloacale et de petits testicules par rapport aux autres passereaux, ce qui suggère de faibles niveaux de compétition spermatique (Sardell & DuVal, 2014). De plus (c) le nombre de spermatozoïdes par éjaculation ne diffère pas entre les mâles de différents statuts et le nombre de spermatozoïdes diminue avec l’âge (Sardell & DuVal, 2014).

Troisièmement, les cas de paternité multiple pourraient refléter des femelles qui ont initialement fait un « mauvais » choix, mais qui se sont ensuite accouplées avec un mâle de meilleure qualité (je me réfère à cela comme à « l’hypothèse du choix actif de la femelle »). Rivers et Duval semblent rejeter cette hypothèse, car ils n’ont pas trouvé de soutien pour la prédiction selon laquelle le père de la première progéniture éclose – qui est très probablement le premier œuf fécondé – est un mâle de statut inférieur par rapport au père de la deuxième progéniture éclose. Cependant, ce test n’est pertinent que si l’ordre de fécondation reflète l’ordre de copulation, ce qui semble peu probable.

Néanmoins, Rivers et DuVal maintiennent l’idée que les femelles choisissent de s’accoupler plusieurs fois lorsque leurs choix ne sont pas optimaux. Ils suggèrent que l’accouplement multiple est lié au développement de la parade nuptiale des mâles. Au fil du temps, les mâles acquièrent plus d’expérience en matière de parade et, par conséquent, ces mâles peuvent être en mesure de montrer systématiquement la parade la plus attrayante, alors que les mâles moins expérimentés peuvent ne réussir qu’occasionnellement. L’article n’explique pas comment cela peut conduire à l’accouplement avec plusieurs mâles, mais un scénario pourrait être que les femelles évaluent le même mâle à plusieurs reprises et se rendent compte qu’elles ont copulé avec un mâle qui n’était pas un si bon danseur que cela, et décident alors de copuler avec un autre mâle. Ce scénario est basé sur plusieurs observations importantes. (a) Les manakins à queue de lance mâles de statut ou d’expérience différents ne diffèrent pas dans les traits sexuels secondaires morphologiques tels que la couleur du plumage (E. DuVal, comm. pers.). (b) L’exécution de la démonstration complexe et multimodale de danse à deux mâles est plus prévisible et coordonnée lorsqu’une femelle est présente (Vanderbilt, Kelley, & DuVal, 2015). (c) Les femelles visitent souvent plusieurs mâles et le même mâle plusieurs fois avant de copuler (DuVal & Kapoor, 2015 ; DuVal et al., 2018). (d) Il existe des preuves que l’expérience de la danse est importante. Le partenariat spécial entre le mâle alpha et le mâle bêta semble ressembler à une relation apprenti-maître (DuVal, 2007b). Après l’élimination du mâle alpha, la plupart des mâles bêta ne reprennent pas la position d’alpha, mais deviennent plutôt bêta avec un autre alpha (DuVal, 2007b). Une façon d’interpréter cela est que ces mâles bêta ont besoin de plus de pratique avant de pouvoir devenir le maître alpha. Cependant, ce qui constitue exactement une démonstration de danse parfaite reste mystérieux.

Je propose une explication alternative pour ces résultats, que j’appelle  » l’hypothèse de l’endurance des mâles « . Chez une espèce qui fait du lekking où les femelles ne pondent qu’un à deux œufs, comme les manakins, il est probable que les femelles ne copulent que quelques fois par ponte (bien que cela nécessite plus de données). Les femelles visitent régulièrement un ou plusieurs sites de parade et peuvent garder une trace de l’endroit où elles trouvent habituellement un couple de mâles dansant convenablement. Lorsque la femelle est prête à copuler, quelques jours avant la ponte, elle peut se rendre sur l’un des sites préférés et copuler avec celui qui est présent et qui présente le comportement approprié. Dans la plupart des cas, il s’agira du mâle alpha. L’hypothèse clé est qu’avec l’augmentation du statut et de l’expérience, la probabilité augmente que le mâle soit présent ou manifeste activement sur le site visité, soit en considérant la proportion du temps total pendant la période de fertilité des femelles, soit en tant que proportion du temps pendant lequel les femelles visitent effectivement. Ainsi, cette hypothèse propose qu’avec l’expérience, les mâles augmentent leur endurance (le temps qu’ils sont capables d’être présents ou actifs sur le site d’affichage) et deviennent plus aptes à prédire quand les femelles viendront copuler et qu’ils doivent être en alerte. Dans la plupart des cas, les femelles prêtes à copuler vont le faire avec un mâle alpha expérimenté, mais dans les rares cas où il s’absente, le bêta ou un alpha moins expérimenté qui se trouve à proximité aura la possibilité de féconder un œuf. Si c’est le cas, on pourrait s’attendre à ce que les mâles bêta partagent la paternité avec leurs propres partenaires alpha. Cela s’est effectivement produit, mais seulement dans deux cas sur sept de paternité bêta (Rivers & DuVal, 2020). Pour les nids à paternité multiple, il serait également intéressant d’étudier la distance entre les zones d’affichage des deux géniteurs.

L’hypothèse de l’endurance des mâles est plus parcimonieuse, dans le sens où elle ne nécessite pas que les femelles gardent une trace de la qualité relative des partenaires de copulation, mais relie simplement le succès de la copulation à la probabilité qu’un mâle donné soit présent. Elle explique également pourquoi les femelles s’accouplent occasionnellement avec des mâles de faible qualité. L’observation que les femelles font pondre leurs œufs par le même mâle à travers les saisons, même si le mâle change de site d’exposition (DuVal, 2013), suggère que les femelles préfèrent des individus particuliers, mais cela ne contredit pas l’hypothèse. Dans un système de lekking, la seule contrainte pourrait être que le mâle préféré ne soit pas disponible au moment même où la femelle s’y rend pour copuler. Notez qu’un mâle préféré peut également être indisponible si d’autres femelles sont présentes sur le site de parade. Dans ce cas, un mâle bêta peut avoir une plus grande chance de copuler (Rivers & Duval, communication personnelle).

Une prédiction testable de l’hypothèse du choix actif de la femelle est que les mâles augmentent la cohérence de leur affichage avec l’expérience (Rivers & DuVal, 2020). L’hypothèse de l’endurance des mâles fait deux prédictions critiques. (a) Les mâles plus expérimentés sont plus souvent présents sur leur site d’affichage, en général ou lors de visites de femelles (copulantes). (b) Les femelles ne rejettent pas un mâle de statut inférieur lorsqu’elles cherchent à copuler. Des preuves circonstancielles de l’hypothèse de l’endurance des mâles proviennent d’autres espèces de lécheurs, comme le jaseur Calidris pugnax. Vervoort et Kempenaers (2019) ont montré que le succès de la copulation des mâles était simplement lié à la présence sur le lek lors des visites des femelles copulantes et donc pas différent de l’accouplement aléatoire. Cela était vrai indépendamment du statut du mâle, sauf pour le mâle résident à long terme (en haut), qui copulait plus souvent que prévu. De même, le succès de l’accouplement chez les bécasseaux pectoraux mâles Calidris melanotos dépend fortement de la proportion globale de temps pendant lequel un mâle est actif (Lesku et al., 2012). Rivers et DuVal (2020) ont testé une autre prédiction de l’hypothèse de l’endurance, à savoir que la fréquentation des aires d’exposition des mâles est corrélée négativement avec l’occurrence de la paternité multiple dans les nids du mâle. Bien que la relation soit négative, elle n’était pas significative (figure S1 de l’annexe 2, Rivers & Duval, 2020).

Des études supplémentaires dans ce système et dans d’autres sont nécessaires pour différencier le choix actif des femelles pour la vigueur ou l’habileté de l’affichage du mâle (Byers, Hebets, & Podos, 2010) et un processus plus passif dans lequel la probabilité de s’accoupler dépend de l’endurance du mâle.

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