II Interaction du rayonnement avec la matière
Le rayonnement électromagnétique d’une fréquence appropriée ν qui est incident sur la matière peut être partiellement absorbé, mettant ainsi en place la photochimie. La figure 3 décrit ce phénomène au niveau le plus élémentaire : un photon d’énergie h ν est annihilé par une molécule absorbante, créant ainsi un état excité. L’image simple donnée par la figure 3 ne tient pas compte du destin de l’état excité ainsi créé. Ce destin est l’essence de la photochimie.
Il existe de nombreux types d’états excités associés aux liquides, aux solides et aux molécules, et la photochimie peut se produire via un certain nombre de mécanismes différents et avec des résultats étonnamment différents. Par exemple, une molécule qui absorbe un photon ultraviolet de fréquence ν suffisamment élevée a acquis suffisamment d’énergie interne pour se dissocier. En effet, certaines le font rapidement, tandis que d’autres le font lentement, et d’autres encore pas du tout.
Pour que la photochimie se produise, l’énergie du photon h ν doit trouver son chemin dans une forme d’énergie qui favorise le changement chimique. Cette transformation peut être directe, par exemple par photodissociation rapide, ou indirecte, nécessitant des mouvements nucléaires collectifs et des échelles de temps beaucoup plus longues. Le premier cas est le plus simple d’un point de vue conceptuel, tandis que le second représente la plupart des cas de photochimie que l’on est susceptible de rencontrer. Les mécanismes correspondants constituent les bases scientifiques des nombreux phénomènes qui relèvent du domaine de la photochimie. Ils seront identifiés et discutés ci-dessous.
L’interaction rayonnement-matière qui est responsable de l’absorption d’une partie du rayonnement électromagnétique incident implique presque toujours la composante champ électrique oscillant du rayonnement. La densité d’énergie totale du rayonnement électromagnétique qui se propage dans le vide est constituée de quantités égales d’énergie stockée dans les champs électrique et magnétique, c’est-à-dire que leurs densités d’énergie moyennées dans le temps, ε0E2/2 et μ0H2/2, sont égales. Cependant, le champ électrique transfère l’énergie aux charges de la molécule, c’est-à-dire essentiellement aux électrons, beaucoup plus efficacement que ne le fait le champ magnétique. Ce sera le cas (i) tant qu’il n’y aura pas de restriction de symétrie empêchant le champ électrique d’induire une transition, sauf via une interaction très faible et (ii) tant que v/c sera petit, où v est la vitesse caractéristique des électrons et c la vitesse de la lumière. S’il y a une restriction de symétrie, le champ magnétique peut gagner par défaut.
Le rapport v/c est égal au rapport des magnitudes des forces magnétique et électrique (q v × B et q E, respectivement) subies par une particule de charge q en présence d’un rayonnement électromagnétique. Le faible rapport entre la magnitude des forces magnétique et électrique se répercute sur les électrons qui occupent les orbitales moléculaires. C’est pourquoi les électrons disponibles pour une transition sont excités plus efficacement par la partie champ électrique du rayonnement incident que par le champ magnétique qui l’accompagne. La condition v ⪡ c est satisfaite pour tous les cas d’intérêt dans le domaine de la photochimie.
L’interaction la plus courante d’une molécule avec un champ électrique oscillant externe qui induit des transitions optiques est appelée interaction dipôle électrique. Le terme dipôle provient d’une expansion, dans ce cas de la distribution de charge, en termes de ce que l’on appelle des moments multipolaires : monopole, dipôle, quadripôle, octupôle, etc. comme le montre la figure 4. Le moment dipolaire le plus simple est celui de deux charges ponctuelles, ±Q, séparées par r ; il est égal à Q r.
L’expression de l’énergie d’un moment dipolaire électrique dans un champ électrique externe est – μ – E, où μ est le moment dipolaire. Il est courant d’introduire ce terme – μ – E dans l’équation de Schrödinger de manière ad hoc. C’est intuitif et tout aussi précis que l’approche plus formelle, dans laquelle le hamiltonien est construit en utilisant le moment canoniquement conjugué, p – e A/c, où p = -ih̷∇ et A est le potentiel vectoriel magnétique.
L’élément de matrice approprié entre un état initial ∣i〉 et un état final ∣f〉 de la molécule est
où le signe moins est compris. Dans le cas où le champ de rayonnement est traité en mécanique quantique, cet élément de matrice ne disparaît pas lorsque le champ de rayonnement est dans son état le plus bas et que l’énergie de l’état ∣i〉 est supérieure à celle de ∣f〉. Le champ de rayonnement quantifié est analogue à un oscillateur harmonique mécanique. Son niveau le plus bas possède une énergie de point zéro, qui a contrarié la physique théorique pendant des années, car elle semble conduire à une énergie infinie lorsqu’on additionne les modes électromagnétiques avec 0 ≤ ν ≤ ∞. Ce niveau du point zéro stimule une transition de l’état excité ∣i〉 vers l’état inférieur ∣f〉, créant ainsi un photon, un processus appelé émission spontanée. Il s’agit d’un processus physique important, mais du point de vue de la photochimie, il est sans importance car si le système cède son énergie en émettant un photon, il ne s’est pas passé grand-chose. Ainsi, nos considérations seront orientées vers les processus non radiatifs. À cet égard, notez que bien que le photon soit utilisé pour créer une excitation électronique, son but ultime est de produire un travail mécanique et chimique en déplaçant les noyaux.
En traitant des phénomènes photochimiques, il est judicieux de traiter le champ électrique de manière classique et externe à la collection de particules, et de réécrire l’élément matriciel donné dans l’Eq. (10) comme
où 〈f∣μ∣i〉 est l’élément de matrice du moment dipolaire de transition de la molécule. Notez que cela diffère du moment dipolaire permanent d’une molécule dans un état ∣j〉, qui est donné par 〈j∣μ∣j〉. Le moment dipolaire de transition est une mesure de la redistribution de la charge qui a lieu lors d’une transition, alors que le moment dipolaire permanent reflète la distribution de la charge dans un état donné.
Pour évaluer Eq. (11), μ et E, qui sont plus facilement visualisés dans les cadres moléculaire et de laboratoire, respectivement, doivent être référencés à un ensemble commun d’axes. Pour ce faire, on transforme généralement le champ électrique en un ensemble d’axes fixés sur la molécule. Après cela, il est facile de dériver un ensemble de règles de sélection qui dictent les états excités auxquels on peut accéder à partir d’une molécule dans un état initial donné, qui dans le présent contexte est généralement son état électronique fondamental. Les règles de sélection dépendent également de la polarisation du rayonnement, par exemple, linéaire ou circulaire, mais cela n’affecte que l’alignement spatial et l’orientation de l’état excité par rapport au cadre de référence du laboratoire, ce qui n’a rien à voir en soi avec la photochimie du système.
Les règles de sélection pour les changements du moment angulaire total et sa projection sur un axe fixé dans l’espace sont rigoureuses pour une espèce isolée dans un espace sans champ. Elles sont obtenues en utilisant l’addition des moments angulaires en mécanique quantique, c’est-à-dire les symboles 3-j, etc. Le moment cinétique du photon est ajouté au moment cinétique de l’état initial pour obtenir les états finaux possibles. Les spins nucléaires peuvent être négligés car les échelles de temps des processus dynamiques qui les impliquent sont généralement beaucoup plus longues que celles de la photochimie. Ainsi, les règles de sélection du moment angulaire sont ΔJ = 0, ±1, et ΔM = 0, ±1, où J est le moment angulaire total sans compter les spins nucléaires, et M est sa projection sur un axe fixé dans l’espace. Les règles de sélection qui régissent les changements des orbitales moléculaires occupées des électrons sont obtenues directement en utilisant les méthodes de la théorie des groupes.
Dans les transitions électroniques, il n’y a pas de règles de sélection qui régissent les changements possibles des niveaux vibrationnels. Au lieu de cela, il y a des propensions qui peuvent être comprises en notant que les noyaux préfèrent ne pas se déplacer pendant une transition électronique, comme indiqué sur la figure 5. Dans l’évaluation de l’équation (11), le fait que μ ne dépende que des coordonnées électroniques permet d’introduire une approximation utile. Avec ∣i〉 et ∣j〉 écrits comme produits des fonctions d’onde électronique et vibrationnelle, l’élément de matrice 〈f∣μ∣i〉 de l’Eq. (11) devient :
où ∣χfn〉 est le nième niveau vibrationnel de l’état électronique final, ∣ψfe〉 est l’état électronique final, f est remplacé par i pour l’état électronique initial, et μe opère uniquement sur les coordonnées électroniques. Ainsi, l’éq. (12) peut être écrite
L’équation donne les facteurs de Franck-Condon:
Les facteurs de Franck-Condon sont observés comme des progressions dans les spectres électroniques lorsque l’état électroniquement excité d’ordre zéro est lié et qu’il y a un changement de géométrie entre l’état fondamental et l’état électroniquement excité. Le transfert d’un électron d’une orbitale moléculaire à une autre qui accompagne une transition électronique modifie généralement le caractère et la force de certaines liaisons. Par conséquent, on s’attend à ce que leurs longueurs et angles d’équilibre sur les surfaces d’énergie potentielle (PES) excitées diffèrent considérablement de ceux de leurs homologues de l’état fondamental. En effet, ce sont des effets prononcés qui permettent de préparer une large gamme d’énergies d’états excités par photoexcitation. Si la géométrie de l’état électronique excité était la même que celle de l’état électronique fondamental, le spectre d’absorption électronique aurait une largeur spectrale étroite. C’est rarement le cas. Les larges largeurs spectrales des spectres d’absorption électronique sont dues aux changements de géométrie et aux facteurs de Franck-Condon correspondants.
Les principes donnés ci-dessus s’appliquent également aux courbes de potentiel répulsif. Dans ce cas, les intégrales de recouvrement de Franck-Condon sont entre les fonctions d’onde vibrationnelles de l’état électronique fondamental ∣χim〉 et les fonctions d’onde du continuum, qui contribuent aux intégrales de recouvrement près du point de retournement classique du potentiel répulsif. Il en résulte que la fonction d’onde vibrationnelle de l’état électronique fondamental est projetée sur la région du point de retournement. Dans une molécule polyatomique dans laquelle le potentiel le long de l’une des coordonnées est répulsif, les facteurs de Franck-Condon prennent en compte tous les degrés de liberté nucléaires, c’est-à-dire le potentiel lié et le potentiel continu. Ainsi, lors de la dissociation, l’état électroniquement excité peut donner des fragments vibratoirement excités.
En plus des transitions dipolaires électriques, il existe également des transitions qui sont dues aux moments multipolaires supérieurs, c’est-à-dire quadripolaires, octupolaires, etc. Par rapport aux transitions dipolaires électriques, les transitions quadripolaires sont généralement 104 fois plus faibles. De même, les transitions dipolaires magnétiques sont également 104 fois plus faibles. Ainsi, dans les systèmes photochimiques, nous ne devons considérer que les transitions dipolaires électriques.
Dans un domaine aussi mature, il est inévitable qu’un certain nombre de formalismes théoriques soient disponibles pour décrire la photoexcitation. L’un des plus simples utilise la théorie des perturbations en fonction du temps pour calculer la probabilité par unité de temps qu’un état final apparaisse dans la fonction d’onde totale, Ψ. La perturbation -μ-E fait que les états initial et final ∣i〉 et ∣f〉 apparaissent tous deux dans Ψ.
Cette approche peut être utilisée pour calculer la section d’absorption dépendant de la fréquence σabs(ν). Il s’agit de la surface effective de la section transversale qu’une molécule présente au rayonnement incident. En ce qui concerne le rayonnement incident, la molécule est comme une zone noire qui absorbe tout le rayonnement incident sur elle. Ainsi, la transmission du rayonnement à travers un gaz constitué de ces absorbeurs est donnée par la loi de Beer :
où I(ν) et I0(ν) sont respectivement les intensités du rayonnement transmis et incident, N est la densité numérique des absorbeurs, et x est la longueur du milieu absorbant. Cette expression est valable tant que l’intensité I0(ν) est suffisamment faible pour éviter un phénomène appelé saturation. Ce phénomène se produit lorsque la concentration des absorbeurs N est épuisée. L’expression de σabs(ν) est
où δ désigne la fonction delta de Dirac et eˆ est le vecteur unitaire selon la direction de E.
Les sections efficaces d’absorption sont largement utilisées en photochimie pour les calculs des taux de photoexcitation. Notons que σabs n’est pas limitée à la taille de la molécule. Par exemple, les transitions dans les atomes ont fréquemment des valeurs de σabs dépassant 105Å2 lorsque σabs(ν) est intégré sur la largeur de ligne d’absorption. L’atome agit comme une petite antenne réceptrice. Sa dimension effective pour capter le rayonnement peut être de l’ordre de la longueur d’onde du rayonnement.
Les valeurs de σabs moléculaires sont plus petites que leurs homologues atomiques lorsqu’elles sont intégrées sur la même largeur spectrale que pour un atome ; 1-10 Å2 est considéré comme respectable. La charge ne se déplace pas aussi loin et la force d’absorption est répartie sur les nombreux niveaux des degrés de liberté nucléaires. Les sections croisées d’absorption sont souvent rapportées de manière incorrecte parce qu’il n’est pas tenu compte de la distribution spectrale de la source de rayonnement. Si celle-ci est plus large que la forme de la raie d’absorption de la molécule, la mesure de I / I0 et l’utilisation de l’équation (15) sous-estimeront la section efficace.
Lorsque l’on utilise l’excitation laser, il est possible de surmonter des valeurs de σabs plutôt faibles en raison des intensités de rayonnement élevées qui sont actuellement disponibles. Il est courant de transporter une grande fraction de la population dans un niveau donné, malgré des valeurs de σabs aussi faibles que ∼10-7Å2.
En plus de l’image simple présentée ci-dessus, il existe de nombreux phénomènes cohérents qui apparaissent lorsqu’on considère des cas dans lesquels E est soigneusement contrôlé. Cependant, dans les applications photochimiques, ces phénomènes sont d’une importance mineure.
II.A Régions spectrales
La photochimie qui se produit dans la nature à la surface de la terre ou à proximité est due au flux solaire qui y parvient. La distribution spectrale de ce rayonnement s’étend d’environ 350 nm aux plus grandes longueurs d’onde. Les longueurs d’onde plus courtes sont présentes dans les hautes couches de l’atmosphère, provoquant par exemple la photodissociation de l’O2, à l’origine de la couche d’ozone protectrice présente dans la stratosphère. La plupart des phénomènes photochimiques qui se produisent dans la nature à la surface ou près de la surface de la terre sont le résultat du rayonnement visible ou ultraviolet ; le rayonnement proche de l’infrarouge n’intervient que dans une minorité de cas. Le rayonnement infrarouge aux longueurs d’onde caractéristiques des vibrations fondamentales ou harmoniques ne joue essentiellement aucun rôle dans la photochimie des systèmes naturels, bien que l’importance de ces longueurs d’onde dans le laboratoire de recherche soit une autre question, comme nous le verrons dans une section ultérieure.
Dans le laboratoire de recherche, la photochimie est assurée à des longueurs d’onde suffisamment courtes. Cependant, pour les petites molécules polyatomiques constituées de noyaux légers, c’est-à-dire exactement les systèmes qui se prêtent le mieux à une modélisation théorique de haut niveau, les longueurs d’onde requises se situent souvent dans l’ultraviolet lointain, où le rayonnement accordable n’est pas facile à obtenir. Ainsi, les études en laboratoire de molécules polyatomiques de référence ont été guidées en grande partie par la nécessité de faire correspondre les spectres d’absorption aux sources laser disponibles. La figure 6 indique un certain nombre de molécules dont l’étude au cours des 20 dernières années a largement contribué à notre compréhension de la photochimie des petites molécules. Ce n’est pas une coïncidence si des fréquences laser accordables étaient disponibles pour tous ces systèmes.
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