Parmi les batailles les plus décisives de l’histoire, il y a celles qui n’ont jamais eu lieu.
Dans les années 1890, les nations européennes se disputent les colonies et l’influence dans ce qu’on a appelé la « ruée vers l’Afrique ». L’Allemagne, l’Italie, le Portugal, la Belgique et l’Espagne ont tous obtenu leur part du continent, mais les principaux acteurs étaient la France et la Grande-Bretagne. L’influence française se concentre essentiellement sur l’Afrique du Nord et de l’Ouest, tandis que les Britanniques dominent le Sud et certaines parties des régions centrales et orientales. L’Égypte – qui faisait l’actualité à l’époque comme aujourd’hui – est devenue une composante essentielle de l’empire britannique en Afrique après son occupation en 1882.
Alors que le XIXe siècle s’éteignait, la rivalité anglo-française pour l’Afrique s’est concentrée sur le Haut-Nil dans ce qui est aujourd’hui le Soudan et le Sud-Soudan. Les forces britanniques sous Lord Kitchener ont poussé dans la région pour vaincre le soulèvement mahdiste qui menaçait l’Égypte et ont remporté une victoire écrasante à la bataille d’Omdurman le 2 septembre 1898. L’occasion se présente de cimenter la domination britannique en Afrique de l’Est, en reliant l’Égypte au Kenya sous contrôle britannique. Kitchener quitte Omdurman une semaine après sa victoire et suit le Nil vers le sud, en direction de la minuscule colonie de Fashoda (aujourd’hui Kodok, dans le sud du Soudan). Il commandait une flottille de canonnières et de barges transportant plus de 2 000 soldats africains coloniaux et britanniques avec des mitrailleuses et de l’artillerie.
À ce moment-là, les Français avaient déjà pris Fashoda. Les colonialistes français, qui espéraient étendre leur influence de l’ouest jusqu’à la mer Rouge et au Somaliland français (l’actuel Djibouti), avaient depuis longtemps jeté leur dévolu sur le Haut-Nil. En 1897, une expédition dirigée par le major Jean-Baptiste Marchand entreprend un voyage épique depuis l’Afrique de l’Ouest vers Fashoda, où il a reçu l’ordre d’établir un protectorat français. Après un voyage éreintant, la force de Marchand, composée de seulement 120 soldats sénégalais et d’une poignée d’officiers blancs, arrive à Fashoda le 10 juillet 1898. Marchand revendiqua dûment la région et attendit le renfort de deux autres expéditions françaises approchant de l’est.
Les décideurs britanniques et français considéraient la possibilité d’une confrontation entre Kitchener et Marchand avec une égale complaisance. Les enjeux semblaient suffisamment importants pour justifier une guerre que chaque camp pensait pouvoir gagner. Les principaux acteurs du drame qui s’annonce semblent également peu aptes à jouer le rôle de pacificateurs. Marchand, un officier colonial de 34 ans, réputé pour sa bravoure et son bellicisme, méprise les Britanniques, qu’il a déjà affrontés ailleurs en Afrique. Kitchener, le héros d’Omdurman, est connu pour être un officier rigide et inflexible. Si on lui donnait un objectif, il le poursuivait coûte que coûte.
Marchand et Kitchener avaient au moins une chose en commun – la peur et la haine des rebelles mahdistes musulmans, qui menaçaient d’inciter à la rébellion contre la domination coloniale européenne dans toute l’Afrique du Nord. Lorsque les Européens sont entrés en contact le 18 septembre, les émissaires français et britanniques ont donc trouvé dans la victoire d’Omdurman un motif de félicitations mutuelles. Malgré cela, les Français et les Britanniques avaient tous deux reçu l’ordre d’établir officiellement le contrôle du Haut-Nil, même si cela signifiait l’escalade vers une guerre à grande échelle.
Des deux, Kitchener avait la force bien supérieure, avec des canonnières à sa disposition ; mais Marchand espérait le renforcement des expéditions qui tentaient encore de l’atteindre depuis l’est. Personne n’aurait reproché à l’un ou l’autre de se préparer au combat. La politique et l’opinion publique, tant en France qu’en Grande-Bretagne, exigeaient une attitude agressive.
Après avoir échangé des notes polies, Kitchener et Marchand se rencontrèrent sur le pont d’une canonnière. Kitchener parlait français, et ils ont engagé la conversation. La situation s’est vite dégradée. Les deux hommes ont vigoureusement fait valoir leurs revendications respectives. Le lieutenant-colonel britannique Horace Smith-Dorrien, qui observe à travers ses jumelles, se tient horrifié tandis que Kitchener et Marchand crient et font des gestes furieux comme s’ils étaient sur le point de s’empoigner dans un combat au corps à corps. La guerre semblait inévitable.
Puis, alors que Kitchener et Marchand se regardaient fixement, l’apparemment impossible se produisit. Un indigène arriva avec un plateau contenant du whisky et du soda. Smith-Dorrien observe avec étonnement les deux officiers faire tinter les verres, porter un toast et s’engager dans une négociation pacifique. Le résultat : un compromis par lequel les officiers décident de faire flotter les drapeaux français, britannique et égyptien sur Fashoda et d’attendre les décisions de leurs gouvernements respectifs avant de prendre toute autre mesure. Au cours des mois suivants, les diplomates se sont mis au travail, le gouvernement français a reculé et une guerre catastrophique a été évitée.
Au moment de la crise, Kitchener et Marchand – qui avaient peu de raisons de s’apprécier – ont tous deux senti que l’enjeu était bien plus important que leur fierté personnelle. Leur décision mutuelle de laisser la diplomatie agir a non seulement désamorcé la crise immédiate, mais a également préparé le terrain pour l’Entente cordiale entre la Grande-Bretagne et la France qui allait jouer un rôle si important au 20e siècle.